Chien Blanc
Romain Gary
Adaptation et mise en scène : Gérald Garutti
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L'histoireLos Angeles, 1968. Ancien consul et célèbre écrivain, Romain Gary vit dans une superbe villa avec sa jeune épouse, la star de cinéma Jean Seberg.
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L'adaptationDe Romain Gary, Chien Blanc est le chef d’œuvre méconnu. Fait remarquable, en cinquante ans, ce roman capital n’a jamais été adapté au théâtre.
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La mise en scèneFaire confiance au théâtre. Se fier à la puissance du verbe.
Los Angeles, 1968. Ancien consul et célèbre écrivain, Romain Gary vit dans une superbe villa avec sa jeune épouse, la star de cinéma Jean Seberg. Un soir d’orage, il trouve devant sa porte un chien perdu – si adorable qu’il le recueille et l’adopte. Jusqu’à ce que ce berger allemand si charmant, devenu soudain enragé, ne se rue sur trois employés – noirs tous les trois. Gary comprend alors qu’il s’agit d’un White dog, un « chien blanc », qui, élevé dans le Sud des États-Unis, a été dressé à tuer des Noirs.
Que faire ? L’abattre ? Le garder ? L’enfermer ? Le transformer ? Contre l’avis de Jack, propriétaire du zoo voisin qui juge le chien irrécupérable, Gary entreprend de le « guérir ». Convaincu qu’on peut le purger de la haine raciale dont il a été pétri, il le confie à Keys, un dresseur noir des plus expérimentés, avec pour objectif de re- dresser l’animal. Peu à peu, Keys semble réaliser des progrès avec le chien. À moins qu’il ne poursuive en secret un tout autre projet…
Dans le même temps, de Los Angeles à Washington, des ghettos de Watts à la Maison Blanche, Romain Gary voit sous ses yeux les tensions entre Blancs et Noirs s’exacerber. Les bavures policières se multiplier. Les crimes racistes proliférer. Les émeutes raciales se déchaîner. Le mouvement des droits civiques se déployer. Martin Luther King et Bobby Kennedy se faire assassiner. Les Black Panthers se radicaliser. Hollywood se mobiliser.
Avec, à ses côtés, à la pointe de la lutte contre la ségrégation raciale – cet héritage ancestral de l’esclavage – sa femme, Jean Seberg, ardente militante en faveur des Noirs américains – elle a d’ailleurs transformé leur domicile en bastion du progressisme antiraciste. Avec, pour ami intime, le leader noir jusqu’au-boutiste Red, qui prône la guerre civile. Avec, pour quasi-filleuls, les deux fils antagonistes de Red, l’un Marine patriote au Vietnam, l’autre déserteur pacifiste à Paris. Avec la surveillance du FBI, qui le traque comme agitateur. Et avec pour contrepoint, de l’autre côté de l’Atlantique, Mai-68 – une révolution parisienne que Gary vit en contraste avec l’explosion américaine et où il brille par son décalage.
Dans cette histoire vraie dont il est le témoin direct et qu’il nous raconte à la première personne, Romain Gary croise tous les acteurs majeurs de ce drame terriblement actuel, des suprémacistes racistes aux bonnes âmes libérales, des objecteurs de conscience aux apôtres de la violence, des autorités dépassées aux médias fascinés. Avec finesse et acuité, avec lucidité et humanité, sans manichéisme, avec profondeur mais non sans humour, Gary nous plonge au cœur des tragédies raciales contemporaines – dans toute leur complexité.
De celles-ci, Chien Blanc expose ainsi les enjeux les plus brûlants, les plus déchirants, les plus urgents. Avec pour questions cruciales ces questions mêmes qui nous hantent aujourd’hui : Peut-on guérir la haine ? Le racisme est-il vraiment une maladie incurable ? Comment dépasser ces antagonismes mortels pour, enfin, apprendre à vivre ensemble ?
De Romain Gary, Chien Blanc est le chef d’œuvre méconnu. Fait remarquable, en cinquante ans, ce roman capital n’a jamais été adapté au théâtre – hormis un spectacle de marionnettes. À l’inverse de romans plus célèbres de Gary, toujours représentés : Éducation européenne, Les Racines du ciel, Clair de femme, Gros Câlin, La Promesse de l’aube et La Vie devant soi. Il s’agit donc ici de porter à la scène, pour la première fois, cette œuvre essentielle. Pour, enfin, lui donner corps et voix.
En ce sens, notre adaptation obéit à plusieurs principes. Tout d’abord, un respect total du texte de Gary. Ce sont ses mots, sa langue, son style, sans altérations, sans insertions, sans réécriture. Afin que sa parole résonne, telle qu’elle s’exprime à l’écrit, dans ce roman en bonne part autobiographique, où tout est raconté de son point de vue, en son nom propre – c’est ici Romain Gary qui nous parle.
Le texte scénique suit l’ordre du roman, du début à la fin. Il en reprend les étapes, selon un découpage en trois actes, six séquences, trente-sept scènes. Il conserve la totalité des protagonistes fondamentaux et l’essentiel des personnages secondaires. Il procède par alternance entre monologues de Gary et dialogues. Il opère selon un montage cut et un rythme cinématographique où se succèdent récit et action, confidences et confrontations. Il vise la quintessence du propos de Gary en coupant commentaires, digressions, développements théoriques, intrigues périphériques, pour se concentrer sur le récit, le drame, l’enjeu, les échanges-clés, à la croisée de l’histoire personnelle et de la grande Histoire. Il condense ainsi deux cents pages en moins de deux heures.
En somme, portée par une double exigence de fidélité littéraire maximale et d’efficacité théâtrale optimale, cette adaptation aspire à faire entendre Romain Gary tout entier, dans toute sa puissance et toute son actualité. Avec son acuité et sa sensibilité. Son humanisme et son réalisme. Avec son esprit de finesse, aux antipodes de tout schématisme, de tout radicalisme, de tout racisme. Avec sa tendresse blessée et son ironie salutaire. Avec son désespoir de ne jamais parvenir à désespérer de l’homme. Tout ce dont, aujourd’hui plus encore, nous avons si cruellement et si urgemment besoin.
1. Pour mettre en scène Chien Blanc, j’entends faire confiance au théâtre. Me fier à la puissance du verbe. Manifester le texte, adresser la parole au public. Lui raconter ce roman vrai, lui dire ce récit de vie. Lui faire présent de l’histoire et l’histoire du présent. Lui conter la réalité sous l’allégorie, la vérité de la fable et la tragédie de l’Histoire à travers le drame d’un chien trop humain. Un théâtre de la parole.
2. Le spectacle fait appel à l’imaginaire. Comme chez Peter Brook, il se fonde sur l’espace vide, qui évolue selon les lumières. Il repose sur le son, créé par Bernard Valléry. L’univers sonore exprime les lieux (villa, zoo, aéroport, squat) et situations (meetings, soirées, émeutes). La musique dit l’époque – 1968. Le chien n’existe que par le son – « je vous jure que ça fait travailler l’imagination » (Gary). Un minimum de mobilier. Ni photos, ni vidéo, ni films. Un théâtre de l’évocation.
3. L’axe dynamique est Romain Gary. Protéiforme et paradoxal, Français par excellence et étranger perpétuel, il croise les vies et les mondes – juif russe, citoyen français, résident américain. Il concentre institution et transgression. Maturité et liberté. Consécration – héros de la Résistance, consul de France, prix Goncourt – et désespoir – cinq ans avant Ajar. Pour incarner un tel mythe, il faut un acteur-monde ; à même d’en exprimer et d’en traverser toutes les strates, avec puissance et finesse, autorité et fragilité, émotion et humour : Christian Gonon (de la Comédie-Française).
4. Face à Gary, quatre acteurs disent le monde, deux Noirs et deux Blancs. Chacun interprète deux personnages en miroir : dresseur et militant (Jacques Martial), soldat et déserteur (Moanda Daddy Kamono), directeur de zoo et producteur (Païkan Garutti), Jean Seberg et star déchue (Eden Ducourant). S’y ajoute toute une galerie de figures (sudiste raciste, militant marxiste, avocat mafieux, Black Panther…) selon un principe de transformation immédiate – cf. Joël Pommerat. Ce qui renforce l’importance des costumes, créés par Thibaut Welchlin. Un théâtre du jeu.
5. Le jeu très incarné exige un réel travail sur le corps. Pour exprimer la diversité des identités et caractériser leur singularité, la construction des personnages passe par une élaboration de la démarche, du geste, du mouvement, selon un processus de recherche assuré par le chorégraphe Maxime Thomas, danseur à l’Opéra de Paris. Afin qu’à l’échelle individuelle aussi bien qu’en agencement collectif, les corps racontent ensemble. Un théâtre du corps.
6. La qualité de ce spectacle repose tout particulièrement sur la dimension organique de la troupe. L’adaptation de Chien Blanc procède par ellipses, ruptures, changements d’adresse, passages soudains du récit rétrospectif au dialogue joué au présent, création immédiate de situations, métamorphoses rapides, variations rythmiques. Elle déploie toute une gamme de configurations relationnelles différentes, portées par des personnages très divers, avec des dialogues aux sens souvent multiples. Seule une troupe extrêmement soudée peut donner à ce texte toute sa portée sur scène. Un théâtre de troupe.
7. Par son propos, ce spectacle espère faire bouger les lignes. À l’heure de l’assignation à identité, des lignes de fracture béantes et de la bunkérisation chronique, alors que se déchaînent les racismes et les anathèmes croisés, Chien Blanc passe au crible le panorama des impossibilités pour nous poser la question cruciale de notre temps – comment guérir la haine. Il est par essence matière à débats. Et ce faisant, il nous met au défi de la solution Gary. Un théâtre pour la Cité.
Gérald Garutti